Onomatopées

Pigalle, un lieu connu dans le monde entier comme symbole de la vie nocturne et fêtarde de Paris. C’est à la fois une place dédiée à un grand sculpteur du XVIIIe siècle, juste en contrebas de la Butte Montmartre, et un quartier aux frontières assez floues, qui s’étend autour des boulevards de Clichy et de Rochechouart, sur les 9ème et 18ème arrondissements. Ce qui frappe immédiatement le touriste qui s’y aventure de nuit, c’est la quantité invraisemblable d’enseignes au néon, une concentration unique à Paris et qui donne à cette zone des allures de New York ou de Shanghaï…

 

Le quartier a été longtemps un grand centre artistique. Les jeunes femmes qui voulaient poser pour les peintres se rassemblaient chaque jour autour de la fontaine au centre de la place. Les cafés et brasseries des alentours réunissaient artistes, poètes, journalistes, gens de théâtre. Des impressionnistes aux surréalistes, les groupes les plus divers s’y sont retrouvés régulièrement.

 

Par la suite, Pigalle est devenu le quartier « chaud » de la capitale : dancings, cabarets fameux, bars louches, prostitution, strip-tease, trafics les plus divers… Durant toute la première partie du XXe siècle, Pigalle a été aussi la plus importante concentration de maisons closes et d’hôtels de passe de Paris. À partir de 1970, cinémas porno et sex-shop envahissent le moindre espace disponible et se signalent par des enseignes lumineuses rivalisant d’éclat et de couleur mais où le mot SEXE domine. En fin de journée, les trottoirs sont noirs de monde et l’on a l’impression que c’est la fête tous les soirs.

 

En regardant les enseignes colorées du boulevard et en constatant que certaines lettres ne fonctionnaient pas, j’ai aussitôt pensé au sonnet des Voyelles d’Arthur Rimbaud. Rimbaud qui justement a fréquenté un café sordide de la place Pigalle, le Rat mort. J’ai eu donc l’idée d’intervenir sur ces néons en supprimant toutes les consonnes, en particulier les S et les X qui claquent comme des coups de fouet ! Les mots n’avaient plus le sens premier mais étaient devenus des espèces d’onomatopées, des mots incohérents, formant en quelque sorte un nouveau langage. Ce nouveau langage me permet de recréer un espace dans un espace déjà existant. Une sorte d’hétérotopie dans l’hétérotopie, pour reprendre les termes de Michel Foucault.  Débarrassé de ses consonnes trop évocatrices, agressives, racoleuses, le quartier se métamorphose, devient tendre, musical, ludique, enfantin… Une sorte d’envers rêvé de cette foire permanente aux dessous cruels et sordides. Avec une nouvelle signification ces lieux ouverts au public pourraient devenir à leurs tour, les nouveaux « temples modernes » des touristes, et des habitués, pour des rites encore inconnus. « En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin, ou bien on y entre parcequ’on y est contraint (…), ou bien lorsque l’on s’est soumis à des rites, à une purification (…) Purification mi-religieuse et mi-hygiénique… »